Hélène Brocq : Psychologue clinicienne chargée de cours à l’université de Nice Sophia-antipolis

« Il y a des médecins pour soigner le cœur, des médecins pour soigner les dents, des médecins pour soigner le foie, mais qui soigne le malade ? »
Sacha Guitry.
En médecine, les aspects affectifs de la relation intersubjective sont rarement travaillés dans le cadre du processus décisionnel, ce qui, du point de vue de l’éthique de l’écoute et de la relation à l’autre, n’est pas sans poser de véritables problèmes. Les psychologues cliniciens ont les compétences leur permettant de repérer les mouvements psychiques en jeu dans la relation soignante. En ce sens, leur présence dans les services de médecine, et ce, dès l’annonce du diagnostic, n’est-elle pas la condition nécessaire pour que se développe, à l’hôpital, une véritable culture éthique de l’écoute ?
La tradition médicale française veut que le médecin s’intéresse, d’abord et avant tout, aux troubles du corps de son patient. Comme le dit David Lebreton, « le médecin a un souci de maladie et non le souci d’un malade » (Le Breton, 2006). Cela peut paraître un peu excessif de dire les choses ainsi, mais il est vrai que la formation médicale est, dans son essence, arrimée au corps du malade, à ses symptômes et ne se soucie guère du vécu subjectif en lien avec la maladie. « Il faut souligner que, si la médecine s’est penchée sur le fonctionnement du corps, il s’agit d’un corps “isolé” et non d’un corps en relation. L’“homme médical” est celui qui est né de la dissection puis de la physiologie », rappelle Jean-Pierre Visier (Visier, 1999).
Alors que, dans leur pratique quotidienne, les médecins sont régulièrement confrontés à la souffrance et à la détresse humaine, leur formation universitaire, principalement scientifique, ne les prépare pas à écouter les malades ni à prendre en charge leur angoisse et leur souffrance.
Au cours de la consultation médicale, dès les premières paroles prononcées, le médecin repère la maladie. Il l’isole comme une entité autonome, extérieure et à distance du corps qui la porte. « Cette construction médicale de la maladie, nous dit Roland Gori, “objective” le corps du malade pour pouvoir l’examiner, l’ausculter, le palper, le mesurer, l’explorer et le modifier dans tous ces fonctionnements vitaux, pour suspendre et éradiquer les effets d’une maladie » (Gori, 2005).
Selon ce mode très singulier d’appréhension du réel, pendant des années, la souffrance du malade, celle de sa famille, celle des soignants aussi, a été massivement évitée, déniée ou contre-investie, selon l’idée fausse (mais encore bien présente) que, pour bien combattre une maladie, mieux vaut ne pas être parasité par des manifestations affectives réciproques.
Au fil du temps et de ses conquêtes, la médecine s’est progressivement éloignée de l’homme malade, donnant ainsi raison à la célèbre phrase de René Leriche qui dit que « ce qu’il y a de moins important dans la maladie, c’est l’homme… » (Leriche, 1940).
Le corps, lieu de son inscription dans le monde
Mais, pour l’homme ordinaire, son corps est d’abord le lieu de son inscription dans le monde, avant d’être un organisme susceptible d’être appréhendé scientifiquement. Et les malades l’ont fait savoir aux soignants, à travers, notamment, leurs états généraux. « Je suis un être physique, psychique, un être subtil et spirituel. Comment m’avez-vous traitée ? », s’interrogeait une malade, en 1998, lors des Premiers états généraux des malades du cancer. En 2003, le rapport sur la fin de vie, rédigé par notre collègue Marie de Hennezel, répondait sans aucune ambiguïté à cette demande d’écoute de la souffrance. Ce rapport laissait entendre que le médecin ne pouvait, à lui seul, répondre à toutes les demandes qui étaient formulées à son endroit et qu’il était nécessaire de l’entourer de collaborateurs, dont les psychologues cliniciens, spécialement formés à l’écoute et à la prise en charge de la souffrance des malades, des familles et des soignants (De Hennezel, 2003).Malgré la très grande pertinence de ce document qui faisait une analyse rigoureuse et juste de la situation sur le terrain, les choses ont peu évolué. Les postes de psychologue clinicien sont restés relativement rares dans les services de médecine, eu égard aux immenses besoins.
Lorsque le dialogue s’établit autour de la technique
Il suffit d’assister à une consultation médicale pour voir que la représentation d’un corps objectivable charpente et structure toute la relation de soin. En cancérologie, par exemple, le dialogue médecin-malade s’établit principalement autour de la technique, des traitements et des effets secondaires. Dès l’annonce du diagnostic, toute l’attention du malade est focalisée sur le programme personnalisé de soins (pps). Lorsque la relation médecin-malade se scelle uniquement autour du projet curatif, le malade, fragilisé dans ses assises narcissiques par l’annonce du diagnostic, ne peut que s’identifier au désir de guérir du médecin. « Dans cette optique, la technique va devenir le tuteur de la relation. Sa prégnance, son inscription dans le temps, vont transformer un dialogue en “trilogue” où patient et médecin discourent autour de la technique. Ainsi, dans le cas de la maladie cancéreuse, patient et médecin peuvent devenir dépendants de la chimiothérapie, devenue seule modalité possible pour continuer l’échange. La technique devient alors le socle de la relation. » (Mallet, 2007.)
Lorsque la technique occupe une place centrale, la souffrance n’est pas souvent prise en compte dès l’annonce du diagnostic, ni suffisamment reconnue et soutenue tout au long de l’évolution de la maladie, et rien n’est fait pour en diminuer l’impact (hormis la prescription de traitements anxiolytiques et-ou antidépresseurs qui est souvent nécessaire, mais rarement suffisante).
À l’hôpital, nous dit François Marty, « quand un sujet cherche à faire entendre sa souffrance par la médecine, il devient un “patient”, et sa parole, comme son organisme, révèlent alors des “symptômes”. Mais, dans la maladie, le patient est confronté à la logique du médecin, celui dont la fonction est de lire les signes du corps pour les interpréter et en faire l’ordonnance. » (Marty, 2004.) Et ce primat de la technique se retrouve bien évidemment dans les différents plans qui se succèdent, « Plan Cancer », « Plan Alzheimer et maladies apparentées », dans lesquels la pertinence de l’intervention des psychologues cliniciens n’est jamais clairement évoquée… (Cadec, 2008.)
Concrètement, lorsque tout se passe bien du point de vue technique, le malade échappe à la mort. Il devient alors, conformément au célèbre spot publicitaire diffusé par la Ligue contre le cancer, « un héros ordinaire »…
Mais que se passe-t-il, pour le malade comme pour le médecin, lorsque la maladie cancéreuse évolue et échappe aux traitements curatifs ?
Car, au fil des échecs thérapeutiques et des récidives, la prise en charge médicale technique que nous évoquions plus haut s’appauvrit forcément, ce qui réduit considérablement les distances médecin-malade, avec le risque, pour le médecin, d’être à un moment ou à un autre « contaminé », voire « envahi », par l’angoisse de mort du malade et-ou de sa famille. Comme le rappelle le Pr François Goldwasseur, cancérologue, chef de service à l’hôpital Cochin, « en situation avancée, incurable, le médecin redevient seul tandis qu’émotion et détresse culminent, l’exposant à de mauvaises décisions parmi lesquelles l’acharnement thérapeutique tient une place manifeste » (Goldwasseur, 2008).
Au moment de la bascule curatif / palliatif, pour ne pas abandonner le patient à son triste sort, le médecin peut lui taire la cruelle vérité (il n’est pas un « héros ordinaire ») et continuer à lui prescrire, dans un souci manifeste d’humanité, jusqu’à la fin de sa vie, des chimiothérapies dites « non agressives », entendez « palliatives ». Car le patient, en l’absence d’une prise en charge précoce et adaptée de son angoisse, est naturellement devenu, au fil du temps, totalement dépendant de la prescription médicale et des traitements. Pris au piège de la technique, la relation médecin-malade s’enferme dans les non-dits…
Mais le médecin peut aussi, dans un mouvement contre-transférentiel négatif qui sera forcément vécu comme très violent par le malade, se détourner de lui, s’en désintéresser, et demander son transfert rapide à domicile et-ou dans une unité de soins palliatifs. Le Dr Marie-Sylvie Richard raconte : « La décision de transfert est prise par l’équipe médicale : l’assistante sociale doit chercher une solution au plus vite, et les familles en sont tout juste informées. Le malade, lui, reste très souvent absent de la décision. “On” lui explique rapidement que son état ne nécessite plus une hospitalisation en service de médecine aiguë ou spécialisée et qu’il doit être orienté vers une structure plus adaptée à son état. Parfois, la vérité est travestie, l’unité de soins palliatifs devient un service de rééducation, ou une maison de convalescence où le malade fera des progrès ! » (Richard, 2004.)Le passage de la dynamique active curative aux soins palliatifs est alors très brutal, ce qui, du point de vue de l’éthique de l’écoute et de la relation à l’autre, doit, bien évidemment, nous interroger collectivement (Amar, 2005).
Les soins palliatifs : symptôme d’une médecine clivée
L’apparition du mouvement des soins palliatifs est l’indéniable symptôme de cette médecine clivée qui, sur son versant technique, curatif, oublie trop souvent de prendre le temps d’écouter l’homme malade dans sa dimension subjective et de s’intéresser, dès l’annonce du diagnostic, à son angoisse et à sa souffrance. Pourtant, lorsqu’un médecin annonce une maladie grave à un malade, il actualise pour lui deux maladies : une maladie organique (le cancer, le sida, la sclérose latérale amyotrophique [sla]…) pour laquelle il dispose de solides compétences techniques, mais aussi, et il ne faut surtout pas l’oublier, une maladie anxieuse, qu’il convient de prendre en charge, de manière précoce et adaptée, notamment par une écoute respectueuse de la demande.
La prise en charge de la maladie sur son versant technique, somatique, est assurée au mieux. Les médecins cancérologues se félicitent notamment de la mise en place des réunions de concertation pluridisciplinaires (rcp) qui réunissent, en un temps T, plusieurs compétences médicales de spécialités différentes autour du dossier d’un malade.
Les médecins expliquent que la pluridisciplinarité leur permet de rendre « plus objectives » les stratégies thérapeutiques à prendre (ou pas) pour un malade donné… Ce qui est moins souvent verbalisé, c’est que le groupe permet aussi de se sentir moins seul et de diluer le poids de la décision médicale, notamment lorsqu’il s’agit d’arrêter les traitements. Dans ces réunions, il s’agit, là encore, de discourir autour de la technique, la part intersubjective que comporte toute relation de soins (et la nécessaire mise au travail de cette dimension) n’étant que très rarement abordée. Car, en médecine, comme nous le pointions dans un précédent article (Brocq, 2008), les aspects affectifs de la relation intersubjective sont rarement travaillés dans le cadre du processus décisionnel, ce qui, du point de vue de l’éthique de l’écoute et de la relation, n’est pas sans poser de véritables problèmes. Comprendre ce qui se joue dans la relation intersubjective, apprendre à écouter le patient et sa famille, entendre les émotions de tous, comprendre aussi ce que la maladie grave et la confrontation avec la mort peut avoir de traumatisant pour le malade et-ou pour ses proches, reconnaître sa propre subjectivité en tant que soignant ou encore tenir compte des réactions de l’équipe n’apparaissent pas comme une démarche centrale à la délivrance d’une information de qualité. Les psychologues cliniciens ont les compétences leur permettant de repérer, dès l’annonce du diagnostic, les mouvements psychiques en jeu. Mais, actuellement, on les regroupe dans des unités dites de « soins de support » et-ou de « psycho-oncologie », et ils sont ainsi volontairement tenus à distance des équipes de soins.
Pourtant, nous dit Pierre Le Coz, « seule une pensée qui médite, une pensée réflexive nourrie d’un questionnement sur les états affectifs ressentis au cours de la rencontre avec le malade, peut donner une substance éthique à la décision » (Le Coz, 2007).
Cette réflexion ne peut être visiblement entendue qu’au moment de la bascule curatif / palliatif, au moment où la parole du malade redevient un objet de soin. Pourtant, c’est dès l’annonce du diagnostic qu’il convient de tenir compte de la subjectivité de tous.
Ce constat nous amène donc à nous demander quelle place est reconnue à une souffrance subjective éprouvée dans la médecine d’aujourd’hui.
L’écoute à l’hôpital
À l’hôpital, si l’on écoute le malade, c’est d’une écoute somatique dont il s’agit, centrée sur les signes objectifs du corps. Progressivement, l’analogie entre le traitement de la douleur physique et celui de la souffrance s’est généralisée, faisant du médicament l’unique traitement. Pourtant, comme le rappelle le Pr de psychiatrie, Daniel Widlöcher, « on n’a jamais guéri une douleur morale par un antidépresseur. Lorsque les médicaments agissent, sur quoi agissent-ils ? Peut-on estimer qu’un antidépresseur agit sur l’estime de soi, qu’il apaise le deuil, qu’il calme l’impulsivité ? Je ne le crois pas. » (Widlöcher, 1999.) Si la prescription de traitements anxiolytiques ou antidépresseurs peut parfois être nécessaire, la plupart du temps, elle doit être coordonnée à des entretiens psychologiques réguliers, sinon les rechutes anxieuses ne sont pas rares. La plupart du temps, la souffrance qu’engendre la confrontation à la maladie grave est abordée à l’hôpital, comme s’il s’agissait d’une « maladie mentale », causant des « troubles du comportement » qu’il conviendrait donc de traiter « avec les moyens de la psychiatrie moderne, c’est-à-dire ceux d’une anesthésie généralisée » (Del Volgo, 2003). Par cette approche analogique, la souffrance existentielle normale de la confrontation à la maladie grave est transformée par le médecin, qui est la cheville ouvrière de cette transformation, en souffrance pathologique, relevant d’une symptomatologie nécessitant, principalement, une prise en charge active par des traitements. Les conséquences de cette manière très singulière d’aborder l’homme malade reviennent à répudier la souffrance psychique normale de la confrontation à la maladie grave dans le champ psychiatrique…
Prenant appui sur ce nouveau clivage, dans les services de soins, tout est désormais « pensé » comme si tout était simple pour le malade, comme s’il lui suffisait de savoir la vérité objective, scientifique, sur sa maladie pour faire des choix éclairés et résolument objectifs, comme si, finalement, il suffisait de faire table rase de la vérité subjective, pour que le vrai savoir, c’est-à-dire le savoir scientifique, s’impose et vienne à bout de la subjectivité du malade.
Pour favoriser une approche « rationnelle » de la maladie et encourager une bonne observance des traitements, ce sont les aspects les plus « cognitifs » de la prise en charge qui sont désormais privilégiés.
Il est même envisagé par certains auteurs de faire de la maladie chronique un véritable métier (!)… (Birmelé, 2008). Dans un tel contexte d’« ordonnancement » de la souffrance, il est aisé de comprendre que le psychologue qui véhicule avec lui la douleur des malades, l’angoisse des familles, le mal-être des soignants, leur subjectivité aussi, ne trouve plus de place dans ce monde qui veut lutter « rationnellement » contre la maladie. Et, comme le pointe très justement Bruno Cadec, les attaques se multiplient pour « liquider » tout ce qui concerne la psychologie clinique à l’hôpital en tant que spécialité (Cadec, 2008).
Les conséquences sur le malade de cette absence d’écoute
À cause de cette manière singulière de penser la clinique, le sujet organiquement atteint est subjectivement défait par le discours médical ambiant. Du point de vue intrapsychique, le malade est « déconnecté » de ses émotions les plus violentes. Il se retrouve en quelque sorte « exproprié » de son corps souffrant. Car, dès l’annonce du diagnostic, il n’y a aucun lieu pour accueillir sa parole, aucun lieu pour exprimer toute la peur viscérale qu’il ressent, aucun lieu où pourront s’énoncer le dialogue intime et l’expérience intersubjective qui se nouent précocement entre lui et sa maladie. La parole est forclose par le discours médical qui se centre exclusivement sur la technique et sur les soins (la radiothérapie, la chimiothérapie, l’élaboration du pps après la rcp). Le discours techno-scientifique de la médecine moderne s’adresse non pas à un malade, mais à un corps objectivé par l’imagerie médicale, à un corps « cassé », « abîmé », qu’il convient de « réparer ». Entraînant le patient sur son terrain de compétence, jusqu’au bout, le praticien se protège de trop d’émotions. Il peut ainsi rester concentré sur la maladie et se montrer encore plus « performant » et encore plus « efficace ». Pour se défendre, le patient, lui, se voit contraint aux mécanismes de défense, au déni, au mutisme ou à l’angoisse dépressive.
Les conséquences du point de vue psychologique sont immenses. La plupart du temps, après l’annonce du diagnostic, le malade va rester comme « accroché » à la bouche de son cancérologue, à sa parole. Conformément aux injonctions véhiculées par les milieux soignants qui l’invitent, de manière défensive, à toujours garder « bon moral », le malade va consacrer toute son énergie psychique à inhiber ses ressentis, ses propres réactions, pour finir par se soumettre totalement au corps médical, à cet autre tout-puissant, porteur de vie, porteur d’espoir.
Tandis que le malade s’emploie « à faire confiance » et à « garder bon moral », progressivement, il se coupe de ses ressentis les plus violents, de ses affects et de ses émotions. Insidieusement, dans le même temps, la dépendance aux traitements s’installe. Petit à petit, le malade va se centrer sur les signes de son corps. Ce dernier devient le support de la plainte. Il centralise toute l’expression douloureuse. Progressivement, du point de vue intrapsychique, le patient perd sa capacité de rêver, sa créativité s’appauvrit, ses rêves se « squellettisent », et, avec l’angoisse qui grossit, il entre dans un monde où « dire », c’est faire apparaître la chose. « J’ai un nodule au foie, mais ce n’est pas cancéreux… »
Le malade devient de plus en plus fragile, dépendant et vulnérable. Sa dépendance à l’autre devient prégnante. Elle s’inscrit dans leur regard, notamment lorsque le malade se met à scruter non pas l’autre, mais le regard de l’autre sur lui, pour finir, au stade ultime, par se regarder dans le regard de l’autre, un peu comme le faisait le petit enfant avec sa mère avant d’exister par lui-même. Dans un tel environnement, où, du point de vue intrapsychique, l’agression est permanente, le symptôme organique, et plus particulièrement la douleur, peut devenir une nécessité pour l’économie psychique. La douleur peut alors être investie comme une bouée de sauvetage, devenir un mode de protection et occuper la place d’une parole qui ne peut être dite. En fin de vie, les douleurs qui échappent aux traitements antalgiques usuels sont l’expression de cette détresse qui n’a pas été prise en compte et pour laquelle des sédations terminales sont parfois proposées et-ou demandées…
Soigner ne peut se réduire à un acte technique
Soigner ne peut se réduire à un acte technique. La parole et l’écoute de l’homme malade sont des valeurs essentielles dans le cadre du soin. Car le malade détient un savoir sur sa maladie, et sa souffrance psychique est tout entière contenue dans les mots qu’il emploie pour raconter ce qui lui arrive. Écouter un malade est un acte central du soin. Il convient d’entendre la vérité du patient sur sa maladie, vérité pour lui essentielle qu’il peut aussi camoufler derrière de pesants silences. Par sa présence dès l’annonce du diagnostic, le psychologue clinicien se doit d’être là, pour que chaque patient, pour que chaque famille, soient reconnus et respectés dans la singularité de leur fonctionnement intime, de leurs émotions, de leurs angoisses…
« Le respect de la dimension psychique est un droit inaliénable. Sa reconnaissance fonde l’action des psychologues », énonce, dans son article premier, notre code de déontologie.
La visée du psychologue clinicien est de donner au malade la possibilité de se « détacher » d’une situation de vie passée, pour élaborer et réinvestir une nouvelle forme de vie qui tienne compte des réalités nouvelles, très contraignantes, qu’impose la maladie. Malgré les pertes et les deuils successifs qu’il faudra accompagner aussi sur le plan psychique, il s’agit de maintenir, autant que faire se peut, une dynamique de vie positive, en travaillant sur les ressources mobilisables plutôt que sur les défaillances. La difficulté vient de ce que la mobilisation des processus de mentalisation, leur remaniement lorsque cela s’avère nécessaire, est souvent lente par rapport à la progression du mal.C’est pourquoi le psychologue clinicien doit intervenir le plus précocement possible après l’annonce du diagnostic et maintenir un lien régulier avec le patient, mais aussi avec sa famille. Être là, aux côtés du malade, à son écoute et travailler encore et toujours sur ce que sa parole peut susciter en soi… Et, comme nous l’avons déjà dit, l’angoisse du patient ne vient pas toujours de ce qu’il dit, elle peut aussi venir de ce qu’il tait…
Le psychologue clinicien, un acteur incontournable
La rencontre avec un psychologue clinicien, c’est-à-dire un non-médecin, me paraît avoir une vertu essentielle pour le malade : justement celle de démédicaliser son expérience de la maladie. La pratique médicale, nous l’avons vu, cherche à tout prix à faire taire le symptôme (ce qui est normal et nécessaire), tandis que la pratique du psychologue clinicien vise, tout au contraire, à le laisser parler, à l’écouter dans tout ce qu’il a de plus subjectif et de plus singulier (ce qui est, à notre avis, tout aussi normal et nécessaire). Il s’agit de deux pratiques qui s’opposent en tout point. C’est pourquoi le psychologue clinicien doit garder son autonomie au sein de l’équipe médicale et ne pas se trouver dans un lieu clivé et à distance des malades, des familles et des équipes, comme cela est malheureusement le cas dans les unités dites de « soins de support » et-ou de « psycho-oncologie ». Car le psychisme humain n’existe ni ne fonctionne isolément. Il dépend de l’autre et de son projet. Être autonome ne veut pas dire être au-dessus ou au-dessous, mais à côté, aux côtés. C’est cette différenciation qui permet la libre circulation de la parole. Elle autorise la prise en compte de la dimension intersubjective dans la dynamique du soin. Le psychologue clinicien, c’est celui qui amène l’équipe à réfléchir sur les aspects les plus subjectifs de la rencontre. C’est justement parce que le psychologue clinicien n’est pas un médecin que sa présence aux côtés des malades, de leurs familles et des équipes de soins, s’avère un complément indispensable à la prise en charge médicale (Brocq, 2002, 2005, 2007). Pour que la parole circule au sein d’un service de soins, il faut un cadre contenant, sécurisant, respectueux de celui qui parle et de celui qui écoute. Cette clinique présuppose l’abandon d’un schéma d’organisation vertical pour investir un schéma horizontal, beaucoup plus souple, où chacun a sa place et respecte l’autre dans sa compétence spécifique. Elle exclut la violence et les prises de pouvoir intempestives. Elle se nourrit du respect de tous, patients, familles, soignants, bénévoles, dans leurs difficultés, mais aussi dans leurs faiblesses et fait de la libre circulation de la parole une condition indispensable à son existence. Elle présuppose l’acceptation d’un travail sur notre propre organisation psychique, sur nos propres mécanismes de défense, un refus de la toute-puissance et de l’omnipotence. Il s’agit d’accéder en équipe à l’interdépendance, niveau relationnel optimal qui, seul, permet d’encourager une écoute respectueuse de la demande. Il est tout à fait possible de promouvoir, en équipe, une véritable culture éthique de l’écoute à l’hôpital. Mon expérience de psychologue clinicienne dans un centre de référence dhos pour les maladies neuromusculaires et la sla en témoigne. Celle de beaucoup d’autres psychologues cliniciens qui exercent en service de médecine aussi. La présence de psychologues cliniciens dans les services de médecine, dès l’annonce du diagnostic des maladies graves, paraît la condition nécessaire pour que se crée authentiquement un lien entre la théorie et la pratique (Brocq, 2008, 2009). Car, en dehors de cette présence dans les équipes de soins, comment, du point de vue de l’éthique de l’écoute et de la relation, faire authentiquement vivre des notions aussi complexes et subjectives que celles de l’information au malade, du recueil de son consentement éclairé ou encore de ses directives anticipées ?
À ce jour, selon moi, la question reste posée…
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